Entretien avec Yolande Zauberman, en quête de la légendaire Belle de Gaza

LA BELLE DE GAZA © 2023 - UNITÉ - PHOBICS - ARTE FRANCE CINÉMA

Une photo en main, Yolande Zauberman traverse la rue Hatnufa. Sur le cliché figure La Belle de Gaza, qui aurait cheminé jusqu’à ces trottoirs, terrain des prostituées transexuelles de Tel Aviv. En résulte une quête nocturne dans un univers où la grâce émerge des bas-fonds. Ce documentaire, présenté en Séance Spéciale, complète la trilogie de la réalisatrice, initiée par les poignants Would You Have Sex With an Arab et M.

À l’origine de ce film, il y a une image qui vous hantée, une légende. Quelle est-elle ?

J’avais filmé, presque par accident, deux filles qui s’enfuyaient dans la rue Hatnufa, pour M. Je vis avec quelqu’un qui parle arabe et qui avait échangé avec elles puis, quand on est revenus à Paris, il m’a dit : « Mais tu sais que l’une d’entre elles est venue à pied de Gaza ? » Ça m’a paru impossible. Je voulais absolument retrouver cette femme, trans, de Gaza, arrivée à Tel Aviv et connaître sa vision du monde.

 

Talleen, Nathalie, Danielle, Israela, Nadine. Ces femmes que vous rencontrez n’ont pas été gâtées par la vie mais véhiculent beaucoup de grâce. Comment les avez-vous filmées ?

C’était un plaisir insensé de les filmer, elles sont d’une grâce fabuleuse. Elles sentaient d’ailleurs ce plaisir qui n’avait rien de complaisant. Je me demandais : ”Est-ce que vous savez à quel point vous avez des choses à nous révéler sur nous-mêmes ?”

 

Notamment Nathalie, avec ce voile absolument sublime…

On l’a inventé ensemble. C’était pour la protéger de sa famille et ne pas être reconnue. Au cours du tournage, elle est devenue religieuse et elle s’est mise à porter le hijab.

 

“Dans les anciens temps, les trans étaient des déesses et j’avais envie de leur rendre cette place.”

 

Ces filles, que j’ai connues dans la rue, ont aujourd’hui quitté cet espace. Ce sont des femmes qui veulent vivre mais, à la place qu’on leur assigne, c’est tellement difficile. Il y a peu de travail et de perspectives.

 

Dans Rosalie, de Stéphanie Di Giusto, le personnage de Nadia Tereszkiewicz dit : “C’est toujours dur d’être une femme”. A fortiori quand on est trans et originaire de Gaza ?

C’est dur d’être femme tout court, mais là, ça va encore plus loin. Dans le regard des autres, l’attirance qu’on peut ressentir pour ces femmes est à la mesure de la haine qu’elles peuvent susciter. Les femmes de ce film ont une intelligence invraisemblable parce qu’elles ont tout vécu avec leur corps. Mais leur corps, leur tête, leurs émotions… tout est aligné. D’ailleurs, Talleen était à Paris il y a quelques jours. Une journaliste lui a demandé : « Qu’est-ce que vous avez à dire après le 7 octobre ? » Elle a répondu: « Si j’ai réussi à faire la paix entre mon corps et mon âme, si j’ai réussi à faire la paix entre le fait d’être arabe et vivre ici, c’est que la paix est possible. » Malgré des vies difficiles, elles envoient un message lumineux.

 

Le film donne l’impression de moments fugaces et, en même temps, il va en profondeur. Est-ce que vous avez passé beaucoup de temps avec les filles ?

J’ai fait plusieurs petits voyages pour ne pas les lasser et pour que le tournage ne devienne pas une menace pour leur entourage. Ça permet aussi de monter ce qu’on a tourné, de comprendre l’intuition suivante, ce dont le projet aura besoin. Le film devient comme une entité qui dit son besoin. Je ne raconte presque rien aux gens que je filme, c’est une confiance muette.

 

Vous ne racontez rien ?

Je pose des questions, je joue avec elles, mais je ne dévoile pas ce que je suis en train de faire. On construit ensemble un territoire qui n’est pas tout à fait le leur, qui n’est pas non plus le mien : c’est un troisième territoire. J’essaie de capter l’essence de ce que je sens d’elles et ce que ça nous raconte à nous.

 

Cette bulle que vous dépeignez crie quelque chose au monde entier. Quel est ce message ?

Leur combat, c’est la liberté. Ce sont des femmes qui ont une très grande foi. C’est un film sur la liberté, la marge de liberté qu’elles ont malgré leur position difficile. Donc, c’est un film sur notre liberté aussi.